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prouxt
15 novembre 2011

Dans les Noailles

Le   25 juin 1930, après un voyage en bateau de cinq semaines, Jorge Luis Borges était arrivé au Havre. Il avait ensuite disparu pendant deux jours, puis un cafetier l’avait vu monter dans une voiture en partance pour Paris, puis le sud de la France.

Le 30 juin, il était arrivé dans la villa des Noailles, alors que Raymond Roussel, qui y séjournait depuis deux ans, venait d’en partir pour rejoindre Paris.

Partout dans la villa, Raymond Roussel avait laissé des objets rappelant sa présence : une collection d’hippocampes séchés dans le bureau, des œillets multicolores mais déjà fanés dans la piscine, une manette en cuivre dans le jardin, une machine à électricité dans la chambre qu’il occupait, un briquet en forme de coquille d’escargot dans le fumoir, une cédille en métal dans le corridor, un navet bleu dans la cuisine, un fétiche guinéen sur le toit…

Plus les heures avançaient, et plus Jorge Luis Borges se persuadait que ces objets n’avaient pas été placés au hasard ; peut-être même Raymond Roussel, prévenu de son arrivée prochaine, les avait-il disposés spécialement à son attention. Pour tout dire, l’intérêt du grand fantaisiste à l’insuccès persistant pour le jeune écrivain argentin, dont la production épique ne laissait deviner qu’à des esprits extralucides les labyrinthes incommensurables de l’œuvre future, n’avait d’égal que l’admiration de ce dernier pour les psychédéliques chefs d’œuvre d’art naïf du poète français.

Les jours se déroulaient paisiblement dans la villa, les hôtes organisant les réjouissances du soir pour les invités qui passaient le plus clair de leur journées à créer solitairement dans les espaces qu’ils s’étaient choisis, ou à organiser des spectacles de leurs œuvres pour les habitants de la maison, ou encore à visiter la nature sauvage de l’arrière-pays varois.

Dans ces après-midis de chaleur pesante où le vol stationnaire d’un oiseau-mouche pouvait peupler à lui seul le silence, dérangé épisodiquement par quelque lointain accord de guitare,  ou la voix d’un poète écoutant sa phrase sonner, Jorge Luis Borges était assis à côté de la piscine, dans laquelle personne ne se baignait. Il observait les œillets flottants, puis un jour, machinalement, il se mit en devoir de les compter, couleur par couleur. 25 jaunes, 23 bleus, 21 blancs, 19 rouges…25, 23, 21, 19…N’y avait-il pas là une séquence numérique, peut-être même un code à décrypter ?

Malgré tous ses efforts pour aller plus loin dans son investigation, le constat le plongeait dans toujours plus de perplexité, et c’est dans cet état que le soir tombant le trouva, au moment où la maisonnée s’apprêtait à dîner dans le jardin.

Alors que le repas était presque fini, Jorge Luis Borges eut la soudaine envie de rejoindre dans la cuisine son ami Luis Buñuel, qui y préparait avec application un gaspacho andalou.  

Quel ne fut pas son étonnement en découvrant que le mur de cette cuisine était incrusté de petits carreaux de faïence de toutes les couleurs, rangés en lignes horizontales.

Bouleversé par cette découverte, il laissa la fin de la soirée se passer. Puis, quand la maison eut trouvé un certain calme, bercée par le vent de la nuit, il se leva de son lit, revint dans la cuisine, et commença sa recherche.

Comptant les carreaux de gauche à droite, il commença par la ligne la plus haute, qui était jaune. 1, 2, 3, 5, 10, 16, 19, 20 , 23, 24, 25. Que fallait-il faire avec ce vingt-cinquième carreau jaune ? Il n’en avait aucune idée, et c’est par hasard qu’en posant son doigt sur ce dernier, il sentit comme un jeu dans sa fixation au mur. Insistant un peu, il s’aperçut que le carreau s’enfonçait de quelques centimètres.

Poursuivant sa recherche, il compta les carreaux bleus de gauche à droite, et quand il eut atteint le vingt-troisième, celui-ci réagit à la pression de son doigt de la même façon que le vingt-cinquième carreau jaune. De même pour le vingt-et-unième carreau blanc. Au moment où il appuyait sur le dix-neuvième carreau rouge, une des dalles du sol de la cuisine se mit à glisser lentement…

Une odeur effroyable de chair putride commença alors à indisposer ses narines. Jetant un œil dans le trou qui s’ouvrait peu à peu, Jorge Luis Borges distingua dans la profondeur une surface rouge sanguinolente, traversée de crevasses profondes, lardée de zones noires aux reflets bleuâtres…S’approchant de l’orifice, qui ne faisait que quelques dizaines de centimètres, il s’aperçut qu’il donnait sur un espace souterrain immense, sans véritable limite, habité sur tout son fond, si fond il y avait, par cette chair sans forme, sans vie animée, mais souffrant manifestement  d’un dépérissement lent et inexorable.

Médusé par cette découverte, mais comprenant qu’il n’avait aucune possibilité d’explorer ce monde souterrain, sauf à s’y jeter sans espoir de remonter à sa surface, il se mit en devoir de refermer purement et simplement la trappe. Il n’y parvint qu’en appuyant à nouveau sur les morceaux de mosaïque multicolore. Il mit cependant plusieurs minutes à deviner qu’il lui fallait, pour provoquer la fermeture, affecter à chaque couleur une note de musique et jouer sur les carreaux de couleur la mélodie de la bluette très célèbre à l’époque, « Ma leçon d’amour ».

Comme par enchantement, à peine la trappe fermée, l’odeur qui avait envahi la pièce se dissipa, et la maison retrouva sa quiétude. Jorge Luis Borges sortit sur le perron, et fuma une cigarette de maïs en regardant la nuit provençale qui scintillait comme au cinéma dans les grandes lucarnes du mur d’enceinte.

C’est à ce moment, faisant quelques pas dans l’herbe, que son pied buta sur la manette de cuivre. Tentant de la soulever, Jorge Luis Borges s’aperçut qu’elle était en fait bien fixée dans le sol. Il tenta de la dévisser, puis de la soulever. Un vent immense se leva alors, qui fit décoller le poète du sol, l’emportant au-dessus de la maison, et le laissant inconscient sur le toit de cette dernière pour le reste de la nuit.

 

Ce n’est qu’au matin, la peau avivée par la brûlure du soleil montant, que Jorge Luis Borges ouvrit les yeux, reprit ses esprits, et se souvint de l’extraordinaire tempête qui l’avait projeté aussi haut, mais n’avait rien perturbé du bel ordonnancement des arbres, des plantes et des statues du jardin.

Tournant la tête pour observer la campagne, il découvrit le fétiche guinéen, lui aussi bien droit malgré la tornade de la veille. Son visage énigmatique aux yeux en fente, la paille sans âge qui l’habillait, la finesse d’une lance pointue qui avait beaucoup tué et blessé, glacèrent le sang de Jorge Luis Borges, qui choisit de fuir ce nouveau danger. Mais en se levant, il heurta de son pied le fétiche, qui émit un son rauque et court. Ce son se mit à se répéter en écho dans la campagne environnante, puis se rapprocha de Jorge Luis Borges, pour d’un coup rentrer dans son crâne, et se confondre avec le battement du sang dans ses tempes. Pendant plusieurs minutes, Jorge Luis Borges resta sur ce toit, debout, écoutant le son de son cœur mêlé à celui du fétiche.

Ce n’est que quand Anna de Noailles, le voyant depuis le jardin, se mit à pousser un cri de surprise, que le charme se rompit et que Jorge Luis Borges, subitement apaisé, choisit de la rassurer en prétendant qu’il était en train de visiter le solarium.

Choisissant un des transats se trouvant là, il se couvrit la tête et commença à réfléchir à son aventure, en observant attentivement et de loin le fétiche qui lui tournait maintenant le dos.

Plus tard, il redescendit de son toit et se rendit dans le fumoir, dans l’espoir de retrouver un peu de clarté d’esprit en dégustant un des havanes du Vicomte. C’est alors que cherchant un briquet, il mit la main sur l’escargot laissé lui aussi par Roussel. Le cigare allumé, tout en savourant un vieux rhum, il se mit à observer les volutes de la fumée…Mais un curieux effet de courant d’air, produit sans doute par le passage du vent dans quelques minuscules anfractuosités, faisait tourbillonner, tourbillonner, tourbillonner la fumée de son cigare, produisant comme des spirales dont les cercles étaient structurés par une ligne de fuite, le tout dessinant comme la forme de l’escargot mais à l’envers, ou encore le plan d’un escalier qui tournoyait sans fin vers la profondeur.

Saisi par le sentiment d’étrangeté que cette figure éveillait en lui, il tentait de rejoindre sa chambre, quand son regard se porta sur la cédille en métal posée sur le sol du corridor. Un peu échaudé par l’épisode de la manette, il tenta précautionneusement de la ramasser, mais s’aperçut que l’une de ses extrémités était là encore fixée au sol. Tirant sur l’autre, il provoqua l’ouverture du pan de mur situé à côté de lui, qui révéla un passage insoupçonné vers un escalier qui plongeait dans la pénombre…Le seul moyen de poursuivre son exploration consistait à aller chercher dans sa chambre la machine électrique que Roussel y avait laissée, et de l’activer pour produire des étincelles qui éclaireraient son chemin.

Il mit son projet à exécution, et s’aperçut que la manivelle de la machine à électricité produisait parfaitement l’effet escompté…Il se mit à descendre cet escalier, sans savoir s’il allait l’explorer jusqu’au bout…Plus il descendait, plus il craignait de descendre plus avant, mais plus il lui semblait qu’il allait être très fatigant de remonter tous ces étages sans avoir été regaillardi par la joie d’avoir découvert l’endroit auquel ce vertigineux passage secret pouvait aboutir…Puis, après une bonne heure de descente, il se dit qu’il ne remonterait de toute façon pas.

Le plus difficile fut la fin de la deuxième heure, quand l’entrée du haut était devenue totalement invisible, et que le bout n’apparaissait toujours pas…Mais enfin, après des dizaines et des dizaines d’étage parcourus vers la profondeur de la Terre, il fit face à une porte.

Il décida tout simplement d’y toquer…Elle s’ouvrit, et il pénétra dans un genre de caverne éclairée de coquillages bariolés. Au fond, sur un siège constitué de concrétions de corail jaune, orné de coraux bleus et roses, sommeillait un homme plutôt âgé, à la mine assez joviale mais aux traits fatigués par les épreuves. Quand Jorge Luis Borges s’approcha, l’homme se réveilla et le fixa dernier de ses grands yeux.

Jorge Luis Borges, qui n’a révélé cette aventure que bien des années plus tard, nous en raconte l’épilogue : « Roussel, parce que c’était lui, m’expliqua qu’il était heureux de me voir, qu’il admirait beaucoup ma jeune œuvre, et qu’il me souhaitait d’avoir le succès qu’il n’avait jamais trouvé. Je parlais avec lui, et plus je parlais, plus je regardais ses yeux d’un vert clair, plus je me sentais comme lui, plus j’avais l’impression de parler comme lui, de lui ressembler…Jusqu’au moment où je me suis retrouvé à sa place, alors que lui avait simplement disparu. »

 

                                                                                                                          Egmont Labadie

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